La Fuite
C’est ma marque de fabrique. Petite, je courais pour échapper aux autres enfants. Ado, je courais pour fuir ma mère. Adulte, je cours pour échapper à moi-même.
Pourquoi courir, me direz-vous ?
Parce que c’est la seule alternative que la vie m’a laissée.
J’ai grandi dans un campement de gens du voyage. Pour beaucoup, c’est synonyme de liberté. Pour moi, ce fut surtout synonyme de destruction. Mes parents en étaient les chefs. Mon père est mort peu avant mes trois ans, et dès lors, chaque jour passé dans ce campement fut un enfer. Je n’étais pas une enfant comme les autres : j’étais « la fille de… ».
Ma mère, dans son adolescence, avait été choisie par l’ancienne du village pour devenir gardienne du secret familial. Chaque soir, elle me confiait un morceau de cette histoire. Au début, elle me la racontait comme un conte merveilleux : nous n’avions pas toujours été un campement itinérant, mais autrefois un village, que nous avions quitté pour entreprendre un grand voyage jusqu’en Andalousie. Elle disait que tout avait commencé grâce à un prince charmant nommé Kamino.
À dix ans, la version changea : il ne s’agissait plus d’un voyage, mais d’une fuite pour protéger une princesse du « méchant prince » du village voisin. Et pour mes quatorze ans, elle décida de tout me révéler.
Ce jour-là, je croyais enfin comprendre… mais j’aurais mieux fait de ne jamais savoir. Ce fut l’anniversaire où j’ai cessé d’exister — même si je ne l’ai compris que bien plus tard.
Ici, la voix de ma mère devenait celle d’un conte.
Il était une fois, une jeune fille d’une beauté rare, prénommée Maëva. Fille unique de paysans, elle était le rayon de soleil du village, passionnée de danse et de musique. En ce temps-là, une fille devenait femme à quatorze ans : le jour de son anniversaire, les prétendants défilaient devant la maison familiale pour demander sa main.
Ce matin-là, à peine le soleil levé, Sativo, un jeune paysan ami de toujours, se présenta. Les parents, espérant un meilleur parti, décidèrent tout de même d’attendre la venue des autres prétendants. Sativo, patient, resta toute la journée devant la maison.
Puis, à la tombée de la nuit, Kamino, le jeune prince du village, fit son apparition. Les parents, flattés, demandèrent à Maëva de descendre, mais elle refusa catégoriquement. Kamino insista derrière la porte : il voulait faire d’elle sa femme, l’entourer de richesses. Elle refusa encore, déclarant que ni son cœur ni son corps n’étaient à vendre.
Ce fut le début du drame.
Dans la nuit, un cri. Maëva vit Sativo effrayé, fuyant. Elle sortit, suivie de ses parents… et découvrit les corps mutilés de tous les prétendants. Sativo, plus tard, expliqua : Kamino avait tué tous les hommes présents, sauf lui, par hasard. Les deux jeunes se réfugièrent dans les bois.
Au matin, ils revinrent prévenir les habitants… mais le village n’était plus qu’un brasier. Corps décapités, visages figés dans l’horreur. La ferme de Maëva n’était plus qu’un tas de cendres. La maison de Sativo : un bûcher, ses parents et sa sœur pendus à une poutre fumante.
Quand Maëva arriva près de lui, elle vit Kamino, agenouillé, enfoncer son épée dans le cœur de Sativo. Sans un cri, elle fit demi-tour et aida les survivants à fuir. Une semaine plus tard, Kamino la retrouva sur la place du village. Elle planta une dague dans son propre cœur : elle préférait mourir que vivre avec un monstre.
La nuit suivante, j’ai rêvé de Maëva. Son visage se figeait, un corps décapité à ses pieds. Puis elle changeait, devenait un homme aux yeux terrifiants, qui riait :
— Ton tour viendra.
Je me suis réveillée en sueur. J’avais quatorze ans. J’ai fui le campement, pensant protéger les miens.
Un mois à errer dans les rues de Paris. Puis, un matin, j’ai entendu la voix de ma mère : « Rentre. Je ne le laisserai pas te faire de mal. »
Je suis revenue… mais j’étais changée. Dure comme la pierre.
À seize ans, j’ai rencontré Malik. Plus âgé, algérien, il a été le premier à qui j’ai osé tout raconter. Il respectait mon âge, ne me pressait pas. Le jour de mes dix-huit ans, nous avons fait l’amour. Je suis rentrée au campement ; ma mère a compris immédiatement. Elle voulait le rencontrer.
Cinq semaines plus tard, je l’ai présenté. L’accueil fut bon… sauf pour ma mère. Elle pâlit, s’approcha, me tendit une pierre rouge, et demanda à Malik de partir :
— L’ombre des sentiments est trop proche de la lumière du mal.
Le soir même, chez lui, Malik s’évapora de mes bras. À sa place, le froid. Des coups invisibles me brisèrent les côtes. Une voix que je connaissais : « L’amour est mort, et toi aussi. » Puis plus rien.
Je me suis réveillée dix jours plus tard, à l’hôpital. Ma mère pleurait :
— Kamino a fait une victime de plus.
Je me suis enfuie de l’hôpital cette nuit-là. J’ai cherché la tombe de Malik pendant des mois. Rien.
Un jour, un homme m’a dit :
— Vous semblez avoir énormément vécu.
Je lui ai donné mes écrits. Il les a aimés. Il m’a offert un toit, sans jamais me demander d’explications. Grâce à lui, je suis devenue artiste. Une artiste sombre. Une inconnue qui pleure toujours l’unique amour qu’elle ait connu. Une inconnue qui sait que, derrière l’amour, se cache parfois une menace plus grande que la mort… mais qui préfère croire que ce n’est qu’un cauchemar.
Tellement de choses à cacher… et jamais assez de mots pour tout dire.