Article : Milenca : La Bohemienne  

  Publié le :  09/08/2025

  Rubrique :  Before Cataléptiline

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La tradition orale au sein des peuples est une notion qui m’a toujours effrayée autant que fascinée.

Avec l’âge, je finis par croire que j’ai accordé bien trop d’importance aux croyances et pas assez aux superstitions.

Bien entendu, rien n’arrive par hasard : la culture dans laquelle j’ai grandi m’a apporté mes croyances, et mon vécu est responsable de ma crainte des superstitions.

La tradition orale au sein des peuples est une notion qui m’a toujours effrayée autant que fascinée.

 

Avec l’âge, je finis par croire que j’ai accordé bien trop d’importance aux croyances et pas assez aux superstitions.

Bien entendu, rien n’arrive par hasard : la culture dans laquelle j’ai grandi m’a apporté mes croyances, et mon vécu est responsable de ma crainte des superstitions.

Je suis une bohémienne. J’ai grandi dans le sud de l’Andalousie, au sein d’un campement de gens du voyage. Pour un enfant, cela peut paraître synonyme de liberté, et ce n’était clairement pas le cas pour moi, même si cette liberté d’être et d’agir, envers et contre tout, je me la suis octroyée dès le jour où j’ai fait mes premiers pas.

Trois semaines avant ma naissance, Mea, la meilleure amie de ma mère, est morte en couches ; son mari avait soudainement disparu un soir, quelques semaines auparavant, avec mon père.

C’était monnaie courante dans notre communauté : un soir, certains de nos hommes partaient, et on savait que, s’ils n’étaient pas de retour avant le lever du soleil, c’est qu’ils ne reviendraient jamais, laissant bien souvent derrière eux femmes et enfants.

Ma mère a fait preuve d’un courage hors norme et a adopté Maeva, qui allait donc devenir ma petite sœur.

Je dois dire que l’histoire de notre communauté a toujours été étrange, à l’image de nos hommes qui s’en vont ; et l’étrangeté a voulu que Maeva et moi soyons les deux seules fillettes venues au monde à cette époque.

Depuis notre plus tendre enfance, les garçons du village étaient donc conditionnés à nous traiter comme des princesses, dans l’espoir d’être celui qui donnerait une continuité à notre population, visiblement menacée pour la première fois depuis sa création en 1512.

De ce fait, devenir le mari de Milenca ou de Maeva, c’était comme devenir le chef de notre communauté, même si, en son sein et depuis le début, ce sont essentiellement les femmes qui dirigent, du fait des disparitions masculines fréquentes et historiques, telle une malédiction.

Le problème avec les princesses, c’est qu’elles aiment le confort ; moi, j’aime marcher pieds nus dans l’eau, et ce depuis aussi loin que je me souvienne. Maeva, elle, son truc, c’était de marcher pieds nus sur le sol tiède à l’ombre d’une falaise.

Nous n’avions pas de sanctuaire, pas d’endroit précis où nous cacher, puisque le jeu préféré des petits garçons était de nous chercher dès qu’ils ne nous avaient plus dans leur champ de vision.

Cependant, par souci de tranquillité, avant même nos dix ans, nous étions expertes en délit de fuite simultané, au nez et à la barbe de tout le monde, pour trouver des endroits improbables — et chaque jour différents — afin d’avoir simplement la paix et de danser comme des folles en nous remémorant le chant des guitares des anciens, la veille.

Je me souviens de bon nombre de soirs où maman, en colère, devait partir nous chercher dans la cambrousse avant la tombée de la nuit, souvent accompagnée d’Ella, notre patriarche, qui, de tout le campement, était la personne à la fois qui connaissait le mieux la région et les têtes de caboche que nous étions…

Une fois de retour au campement, on s’asseyait devant le feu et on n’en menait pas large, tandis que les garçons s’activaient à faire des bêtises tout autour pour nous impressionner, et que leurs parents hurlaient entre deux accords de guitare. À l’heure du repas, c’était à peu près le seul moment calme : tous les gamins à la mande, en train de se regarder le bout de leurs chaussures.
Moi et Maeva pour notre énième délit de fuite, et les garçons pour leur énième bêtise pour fanfaronner devant nous. À l’heure du coucher, tout le monde avait un bisou et fermait les yeux en priant pour qu’un énième papa ne parte pas pendant la nuit.

Plus on grandissait, plus on devenait espiègles ; plus, lors de nos évasions, on s’éloignait. Un jour, alors que nous avions douze ans, à force de remonter le long de l’eau, on a vu que, de notre côté, il n’y avait plus de rivage, plus de nouvelle cachette ; qu’il nous faudrait aller de l’autre côté si l’on voulait continuer à avoir la paix.

On connaissait un endroit à gué et sans danger, alors un jour on a traversé. Les années passant, maman avait remarqué qu’on devenait plus raisonnables et que cela faisait presque une année qu’elle et Ella n’avaient pas été obligées de venir nous récupérer. Mais ce soir-là, au soleil couché, ce ne fut pas le cas.

Cette nuit-là, c’est le campement entier qui est parti à notre recherche : hommes, femmes, enfants, patriarche — tout le monde s’est mobilisé.

J’étais de nature insouciante et, dans notre duo, c’est Maeva qui gérait le timing. Mais ce jour-là, elle avait été comme absente. Là où je me souviens avoir dansé et chanté à m’en faire péter les cordes vocales, elle était absente et souhaitait aller encore plus loin que là où nous étions. Quand l’obscurité est arrivée, j’ai compris que Maeva n’avait pas fait attention et qu’il était désormais simplement dangereux de rentrer et de retraverser la rivière.

Maeva a fini par s’activer et faire un feu à une cinquantaine de mètres de l’eau. Là où moi je commençais à avoir peur de la claque que maman allait nous mettre pour ce coup-là, Maeva veillait juste à ce qu’on soit bien installées.

Je me souviens que, cette nuit-là, pour la première fois, elle m’a demandé ce que, selon moi, il était arrivé à nos papas et aux autres hommes.

Pour nous autres enfants, nous n’avions tout simplement pas le droit de le savoir : c’était un secret transmis lors de notre quatorzième anniversaire, considéré dans notre communauté comme l’âge adulte.

Je n’avais pas de réponse à lui donner, car, du haut de mes douze ans, maman s’était bien occupée de nous et je ne m’étais jamais vraiment posé la question. Papa me manquait, mais après tout je ne l’avais pas connu, et son histoire encore moins.

Sa réflexion m’a chamboulée, et j’ai eu l’impression d’être une mauvaise personne de ne m’être, naïvement, jamais posé la question.

À ce moment précis, j’étais allongée et je me souviens m’être redressée pour répondre à Maeva, juste à côté de moi ; mais, quand je l’ai fait, elle n’était plus là.

J’ai pris peur et me suis rapprochée de l’eau. J’entendais des clapotis, mais, dans l’obscurité, je ne voyais rien… Je crois n’avoir jamais eu aussi peur de ma vie jusque-là. J’ai fini par apercevoir, au loin, de l’autre côté, une ombre noire avec quelque chose sur la tête, comme la capuche d’une toge, quand j’ai senti quelque chose frôler ma main.

Je me souviens avoir hurlé avant de voir qu’il s’agissait de Rodrigo, l’un des enfants de notre campement, tout juste âgé de quatorze ans, et probablement le seul à ne jamais avoir cherché à nous parler. Avant même que je dise quoi que ce soit, l’ombre avait disparu, mais je suis sûre de l’avoir vue suffisamment distinctement pour dire que la personne dessous souriait.

J’ai demandé à Rodrigo s’il avait vu quelque chose. Rodrigo s’est contenté de répondre que Kamino apparaissait toujours aux yeux de ceux et celles qui en viennent à se poser les mauvaises questions, et m’a demandé où était ma sœur. Je me souviens lui avoir montré le feu pour lui expliquer qu’à la base on était là-bas et qu’elle avait disparu — mais, à ma grande surprise, elle était là, assise au coin du feu.

Il faisait bien trop sombre pour rentrer au campement, alors nous sommes restés tous les trois au coin du feu. Concernant la personne que j’avais vue sur le rivage et la disparition de Maeva, nous sommes tous restés d’accord sur le fait que j’avais dû m’assoupir et faire un mauvais rêve. Maeva soutenait ne jamais m’avoir demandé où étaient nos papas, qu’on le savait tous.

Au petit matin, nous sommes rentrés après avoir promis à Rodrigo de ne plus traverser la rivière et de ne plus fuir en découchant. De son côté, lui nous avait fait la promesse que notre mère ne dirait rien, mais qu’Ella ne nous raterait pas.

C’est exactement ce qui est arrivé. Je me souviens que Rodrigo a pris maman à l’écart ; je jure l’avoir vue pâlir en nous regardant, et, plutôt que de venir nous gronder, elle a couru et s’est mise à pleurer dans les bras d’Ella.

Ma vie d’enfant s’est arrêtée là. J’ai eu tellement peur que je suis restée au campement. Maeva, elle, est devenue l’ombre de Rodrigo, et c’est avec lui, dorénavant, qu’elle avait pour habitude de disparaître. Un jour, je les ai suivis et j’ai découvert qu’ils avaient une relation ensemble, mais qu’ils se cachaient vraisemblablement de notre campement.

J’ai gardé le secret un an durant. À mon tour, je me suis rapprochée de Manuel et j’ai profité de mes jeunes années, sans plus me soucier de cette nuit-là et en partageant de moins en moins de choses avec Maeva.

Un soir, alors que j’étais au campement, au coin du feu avec Manuel, j’ai revu au loin la silhouette encapuchonnée aperçue au bord de la rivière un an plus tôt. Je n’ai rien dit ; je me suis juste levée et écartée du campement en marchant dans la direction de la silhouette, qui semblait s’éloigner.

Sans m’en rendre compte, je m’étais éloignée du campement et j’étais dans la nature. La silhouette avait disparu ; je n’étais pas seule pour autant — je l’entendais quelque part autour de moi.

En suivant le bruit, je me suis retrouvée à nouveau au bord de la rivière. Voilà un an que je n’y avais pas mis les pieds et, cette fois, pas de silhouette : juste Maeva et Rodrigo, tendrement en train de faire l’amour.

Maeva était devenue une femme avant même ses quatorze ans, sans jamais me l’avoir dit, et j’ai toujours fait comme si je ne le savais pas.

La tradition était la suivante : le jour de ses quatorze ans, les filles du village se voyaient invitées par Ella. Elle avait une discussion concernant le secret de notre campement et, en général, elles revenaient en pleurant…

Pour Maeva, je me souviens que, quand la conversation s’est terminée, elle est venue s’asseoir à côté de moi et n’a rien dit. Elle était pâle, le visage vide, la mine renfrognée. Je me souviens avoir levé les yeux et avoir vu Rodrigo en train de regarder dans notre direction.

Je suis allée le voir pour tenter de savoir ce qu’il se passait et, pour la deuxième fois, il prononça le mot « Kamino » avant de me dire de le suivre.

Il m’a amenée à nouveau au bord de la rivière, là où, pour la première fois, il était venu nous voir quelques années auparavant ; là où cette silhouette m’était apparue pour la première fois ; là où Maeva est devenue une femme… Il en fut de même pour moi, cette nuit-là.

Avant que je comprenne quoi que ce soit, Rodrigo s’est mis à hurler qu’il était maître de son destin. Je me suis rapprochée pour essayer de le calmer, mais il me repoussait en pleurant. À un moment, il m’a demandé si je savais ce qu’étaient l’amour, le désir et la soumission.

Avant moi, je l’ai vu sourire — l’espace d’un instant, aussi furtivement que m’apparaissait la silhouette qui me hantait depuis quelques années.

L’instant d’après, je suis tombée au sol, juste avant qu’il se jette sur moi.
J’étais incapable de bouger, comme soumise, et, au moment où il est entré en moi, j’ai perdu toute volonté de le repousser. J’ai vu qu’il pleurait toujours, et c’était encore le cas quand il a fini par venir.

Il s’est excusé, s’est enfui en courant. Je suis restée seule, à moitié nue, dans la poussière, les jambes ouvertes, incapable de bouger pendant plusieurs minutes. J’avais l’impression de voir danser des fantômes autour de moi, partout, et de ne rien contrôler.

J’ai eu tellement honte que je n’ai pas été capable de rentrer au campement durant plusieurs jours. Je ne comprenais pas pourquoi Rodrigo m’avait fait ça, ni même si, réellement, il avait abusé de moi ; si, au fond, quelque part, je n’étais pas d’accord avec ce qu’il m’avait fait et que c’est pour ça que je n’avais pas été capable de le repousser.

La faim : voilà ce qui m’a fait retourner au campement. Et, quand je suis arrivée, j’ai pris conscience que je devais ressembler à une petite souillon. Je n’avais aucune idée de ce que Rodrigo pouvait avoir raconté, ni même s’il aurait raconté quoi que ce soit. Je ne savais pas si je devais parler de ce qui s’était passé à maman, ni même si les ombres sombres dansant autour de moi étaient réelles.

Arrivée au campement, j’ai vu les visages inquiets et j’ai compris qu’encore une fois un de nos hommes n’était pas rentré. J’ai croisé maman et Ella qui, avant même de me regarder, m’ont expliqué que Rodrigo et Maeva avaient suivi la voie de Kamino.

Pour la première fois de ma vie, j’ai osé demander ce qu’était Kamino, et c’est cette nuit-là que, pour la dernière fois, Ella a joué son rôle et m’a transmis le secret de notre campement — et ce, avant mon quatorzième anniversaire, brisant une tradition quasi ancestrale.

De moi-même, j’ai compris que le campement était condamné et je voyais que maman ne se remettait pas du départ de Maeva. Alors, à notre tour, nous sommes parties avec Ella, qui n’a pas vécu assez longtemps pour voir Paris et notre nouvelle maison, ni même faire la connaissance de ta mère, née neuf mois plus tard, qui hérita pourtant de son prénom.

Notre départ pour Paris, c’était l’idée de Manuel, qui y avait des cousins. Nous nous sommes installés ensemble, et, conscient de toute cette histoire, il a malgré tout toujours considéré Ella comme sa fille. Nous n’avons, au grand jamais, parlé de Kamino ni du passé de notre campement.

J’ai tant espéré que toute cette histoire disparaisse en même temps que notre campement. Mais, Diane, crois en ta grand-mère : je suis vieille, bientôt sénile, et l’espoir n’est-il pas le sport des personnes qui vieillissent, se souviennent et constatent qu’inexorablement l’histoire se répète ?

À ton tour, le comprendras-tu, ma petite ?
Il ne faut jamais oublier que l’amour existe encore, et que Kamino n’y pourra rien tant qu’on y croit.

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C’est ma marque de fabrique. Petite, je courais pour échapper aux autres enfants. Ado, je courais pour fuir ma mère. Adulte, je cours pour échapper à moi-même.

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Parce que c’est la seule alternative que la vie m’a laissée.

J’ai grandi dans un campement de gens du voyage. Pour beaucoup, c’est synonyme de liberté. Pour moi, ce fut surtout synonyme de destruction. Mes parents en étaient les chefs. Mon père est mort peu avant mes trois ans, et dès lors, chaque jour passé dans ce campement fut un enfer. Je n’étais pas une enfant comme les autres : j’étais « la fille de… ».

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