Sous-articles
- Orbite Contaminé
- Orbite Désunis
- Orbite partagé
Dans mes souvenirs de cette période déjà lointaine, j’avais 21 ans et l’impression d’avoir touché le fond : après mon grand chambardement, après avoir perdu Nins, après avoir détruit ma famille l’été précédent, après avoir raté mon diplôme… je me sentais comme la dernière des merdes.
J’avais vécu seul pendant deux ans et, comme beaucoup à la sortie des études, il m’a fallu retourner chez ma mère le temps de trouver un travail. Ça a été dur d’entrée de jeu, parce que j’avais pris mes propres habitudes — et de mauvaises — pour couvrir le boucan dans ma tête et tout ce que je passais sous silence pour préserver Céline.
C’est comme ça que la latte occasionnelle sur le petit pétard festif entre amis est devenue un personnage de plus en plus récurrent… et quotidien.
Alors, vite !! Je me suis trouvé un petit boulot saisonnier dans une station d’été nommée Les Contamines. Comme je l’explique dans l’histoire de ma prose : laisser couler de l’eau sous les ponts et faire le point sur ma vie. Je m’y sentais bien, même si mes relations avec l’équipe étaient fluctuantes. J’ai adoré bosser dans ce centre familial, côtoyer tous ces clients si différents, et me mêler à eux sur mon temps libre.
Le matin, je préparais la salle pour leurs repas, puis je remontais dans ma chambre, m’en roulais un et j’écrivais en speed avant le service.
L’après-midi, je me baladais, je profitais du grand air ; ensuite, je m’en roulais un et je me bouffais un Harry Potter en squattant le hamac installé sous le dôme de Miage.
Le soir, après le service, je buvais une bière avec l’équipe, ou je participais avec les clients aux activités du soir, avant d’aller me coucher… après m’en être fumé un ou deux de plus et avoir écrit encore des heures durant.
Nins avait déjà vrillé plus d’une fois en me voyant faire l’année précédente, mais au fond, j’étais content qu’elle ne soit plus là pour voir ça. Globalement, j’étais content que personne de mon entourage ne soit là pour assister au spectacle. Cet été-là, même Chiki a eu très peu de nouvelles de moi.
J’aimais rencontrer des gens que je ne reverrais plus une semaine plus tard, juste passer de bons moments. À ce petit jeu, j’ai presque failli oublier Nins en rencontrant quelqu’un, à la fin de l’été, qui a fait mourir de rire Chiki.
Elle s’appelait Emmanuelle. Mon âge. Petite rouquine aux yeux verts, magnifique alliance à la main. Fille de bonne famille — c’est d’ailleurs comme ça qu’elle s’est retrouvée la bague au doigt — avec un avenir tout tracé dans lequel elle n’était qu’à moitié à l’aise. Sur le papier, pas ma cam ; et pourtant, plus les jours passaient, plus on se rapprochait. Ça a commencé par un concert de gospel un soir de très grosse pluie, ça a continué par une soirée fléchettes dans un bar à rhum en compagnie d’un collègue — pour l’histoire on va l’appeler père Manuel — et ce, même si les deux Emanuel(le) adoraient se surnommer les Manu Manu.
Le lendemain, pendant mon service de midi, j’étais vaseux-mou et, en plus, seul en salle. Les clients rigolaient de mon état, mais étaient pressés de partir en randonnée avant le retour de la pluie.
Emmanuelle, fraîche et pimpante, n’arrêtait pas de me demander de venir. J’avais beau être mort, j’étais tellement bien avec elle que j’ai dit OK.
Pas besoin d’être montagnard pour voir que le temps allait dévisser, mais bon… Elle était si mimi que j’ai fini par accepter. Au moment où j’ai dit OK, je l’ai vue se lever et demander à tout le monde à la fois de se servir et de desservir pour que je boucle plus vite et que je puisse venir.
Je revois encore sa main me passer les assiettes à travers la trappe à vitesse grand V… et cette alliance qui n’arrêtait pas de me perturber, alors qu’elle, de plus en plus, semblait l’oublier.
On a fini par partir et on s’est pris une rincée phénoménale avec le petit groupe de clients qui nous accompagnait. Ça ne nous a pas arrêtés : on a profité malgré tout. En moins de 2 km, Emmanuelle ressemblait à un teckel trempé — et même comme ça, je la trouvais choupinette à souhait.
En rentrant, pour la première fois de l’été, j’ai appelé Chiki pour lui raconter ce qui m’arrivait. Il était surpris de m’entendre parler de quelqu’un d’autre que de Nins.
Et puis…
Je me souviens du lendemain : mon ami Will m’a appelé pour prendre des nouvelles. Pendant qu’on parlait, je me suis calé à la fenêtre avec ma joyeuse chandelle et j’ai proclamé :
— Will, je sais pas c’est quoi le problème, mais je vois les arbres qui marchent !
— Mick, t’en as fumé combien ?
— Will, c’est pas la question. Oui, je suis en train de fumer — mais je te jure : les arbres marchent !
Dans ma prose, je résume ce qu’il s’est réellement passé par :
Je suis parti vers les sommets pour chercher la force d’écrire quelques phrases.
Un nouveau Mick est arrivé quand un Cévenol est venu façonner le paysage.
Mais il y a la version beaucoup plus drôle : celle où Mick, bordé par Marie, décide d’aller voir ce qu’il se passe, champ de vision réduit, pas flottant, persuadé d’avoir vu des arbres qui marchent !!! J’ai descendu les marches une à une, sur quatre étages.
J’ai croisé des clients paniqués — Emmanuelle comprise — et surtout père Manuel en train de me hurler de remonter. J’ai souri bêtement à tout le monde, fait coucou à Emmanuelle croisée au téléphone, toute préoccupée avec “Monsieur”, et j’ai continué à marcher… comme si j’étais Super Mario.
Dehors, l’empathe a repris le dessus sur le gars stone. Tête à droite : rien. À gauche : un camion de pompiers… et les fameux “arbres” qui, en fait, avaient été arrachés et emportés par une vague qui déferlait. Au pied du Mont-Blanc. (Non, je n’ai pas fumé en écrivant : ça s’est vraiment passé comme ça, sans enrobage.)
http://memoiresdescatastrophes.org/catastrophe/b7br7db8rm5/view
Je me suis dit qu’entre Céline, les attentats de Londres un mois plus tôt, et moi au milieu d’une catastrophe naturelle au pied du Mont-Blanc, ma mère allait finir cardiaque… Le pont menant à la rhumerie s’était lui aussi fait emporter, coupant l’accès à l’autre partie du village. Heureusement, un gros caillou est tombé pendant la nuit et a bouché le trou.
Après une nuit très angoissante à entendre dévaler des blocs énormes… le lendemain soir, avec père Manuel et Emmanuelle, on est allés au bar. Et on a BIEN abusé.
Vers 23 h, plus que stone j’étais pompette, et père Manuel n’en menait pas large non plus. Emmanuelle, plus détendue que d’habitude — tout en nous reprochant le cannabisme passif — a fini par tirer une ou deux lattes.
Il devait être 23 h 30 quand elle a pris ma main, m’a traîné sur la piste pour un slow, sans un mot. Ode to My Family, déjà une de mes chansons préférées, ne résonne plus du tout pareil depuis. Et je dois avouer que je n’ai jamais autant apprécié une danse que ce soir-là.
J’aurais sûrement pu l’embrasser — peut-être était-ce ce qu’elle attendait. Je crois même avoir commencé à m’avancer. Mais, au dernier moment, j’ai aperçu père Manuel en train de faire la même avec une flic en uniforme… alors que le mec avait de la Marie plein les poches.
Tellement improbable. Presque autant que la beauté du sourire d’Emmanuelle. Je me suis pris le fou rire le plus spontané de mon existence. Ce moment fait partie des meilleurs de ma vie.
Rire — quelque chose que je n’avais pas fait depuis des mois, devenu rare chez moi. Comme si perdre Nins m’avait ôté ce plaisir spontané ; là, je me le réappropriais, au son de la montagne qui tombe.
En ressortant du bar, vers une heure du matin, j’avais une pêche phénoménale. Après des mois de bad, c’était comme renaître. Et, pour la première fois depuis des jours, la pluie avait cessé : les étoiles brillaient, la lune n’avait jamais été aussi belle, sur fond de paysage apocalyptique.
Personne n’avait envie de rentrer : soirée exceptionnelle. Je me souviens du moment à la con où les Manu Manu ont voulu qu’on aille marcher et que, à moitié bourrés, on est partis gambader dans l’éboulis rocheux — encore une fois, Marie à la main.
Bizarrement, c’est en tirant de toutes mes forces sur le calumet que j’ai réalisé que le décor ressemblait à la Lune… et que notre trip était particulièrement dangereux. L’instant d’après, je me tapotais le torse façon King Kong et je chantais, au clair de lune :
Ingonyama bagithi baba
sithi uhhmm ingonyama… (Le Roi Lion)
puis :
Au matin de ta vie sur la planète… c’est l’histoire, l’histoire de la vie.
J’ai marqué un grand silence. Emmanuelle, morte de rire, m’a dit d’arrêter : j’allais provoquer un autre éboulis.
On s’est assis, je me suis calmé. Dans ma prose, je résume ce qu’il s’est passé dans ma tête :
Ma fragilité, ce jour-là, s’est confrontée à mes convictions.
Y’avait du bruit dans la vallée, j’ai senti qu’il fallait que je rentre à la maison.
Il fallait que je me reprenne et, finalement, que je me décide à faire face.
Un phénix peut s’éteindre : il se devra toujours de renaître avec classe.
J’ai tourné la tête, j’ai regardé Emmanuelle, j’ai regardé Emmanuel, et je leur ai dit que je rentrais chez moi — immédiatement. Tout le monde était surpris : il me restait quinze jours de travail. Mais je le sentais : après cette soirée, il était temps.
Emmanuelle n’était pas d’accord et m’a proposé qu’on se prenne quelques jours rien que tous les deux. J’ai hésité… VRAIMENT ! Mais je suis rentré par le premier train au départ de Saint-Gervais, deux heures plus tard.
Entre-temps, on est repassés récupérer mes affaires et écrire la plus belle lettre de démission que j’aie jamais faite (la seule, d’ailleurs)… sur un tableau blanc, à l’attention des clients — pas de mon patron, qui m’avait dit depuis le départ de partir quand je le voudrais.
Je me souviens qu’en guise de motif, j’ai dessiné père Manu en train de danser avec la flic, la montagne effondrée avec Emmanuelle au pied (plein de points d’exclamation), moi en haut, perché, des notes de musique sortant de la bouche, des petits cœurs qui se dispersaient dans le ciel ; et j’ai simplement ajouté en légende :
Un jour, la Lune finira par quitter la Terre et prendre son orbite : alors pourquoi pas moi, maintenant que je me sens mieux ?
Bisous à tous et merci : j’ai passé un été formidable — j’en avais tellement besoin.
Les Manu Manu m’ont amené à la gare. Grand silence dans la voiture. À l’arrivée, j’ai récupéré mes affaires, fait la bise à père Manuel, posé un petit bisou sur la joue d’Emmanuelle… et je me suis carapaté sans me retourner — au point de lui avoir laissé, involontairement, ma veste en cuir préférée, héritée de ma grande tante. Pour tout ce qu’elle m’a apporté, j’aime à penser qu’elle la porte encore.